Par Leïla NADJI LIPHA, Laboratoire interdisciplinaire d’étude du Politique – Hannah Arendt – OMI Université Paris-Est
Introduction : sur la nécessité de questionner le changement
« Il faut parfois tout changer pour que rien ne change » (G. Lampedusa, 2007)
L’inquiétude de l’aristocrate, décrit par l’écrivain Lampedusa face aux nombreuses révolutions en marche, rappelle combien les changements génèrent d’autres changements de façon irrémédiable. De nos jours aussi, plus que jamais, le changement s’invite dans chaque strate de la vie sociale particulièrement, au cœur des entreprises et de leur organisation. Qu’est-ce qui change dans le changement, est-il différent, pourrait-on s’interroger ? Depuis les temps anciens les êtres humains plongent dans une course effrénée, elle se déroule avec en ligne de mire la continuité de la vie ou, la nécessité d’une survie. Si nous voulons que « rien ne change », sous-entendu, continuer à vivre en tentant d’aller toujours vers mieux, alors devons-nous non seulement changer, mais tout changer en permanence ?
Habituellement, le changement est perçu comme « l’acte par lequel un sujet permanent se modifie, ou est modifié dans quelqu’un ou quelques-uns de ses caractères » (Lalande, 2010, 138). Il s’agit alors d’une modification, venant de l’intérieur ou imposée par l’extérieur, ne bouleversant apparemment rien de la structure initiale. Ou bien, il est également possible d’évoquer le changement quand il s’agit de la « transformation d’une chose en une autre, ou substitution d’une chose à une autre » (Kant, in Lalande, 2010,138).
« Le changement fait partie de la vie des organisations, soit pour conserver l’équilibre, soit pour se reproduire soit pour se transformer ». (Guilhon, 1998)
Cette distinction appelle d’autres notions évoquées à travers un changement. Ainsi, celle d’altération, (Aristote), quant à elle, révèle une atteinte de la qualité : « le fait de devenir ou de rendre autre » (Lalande, 2010, 38), en conservant l’idée d’aller vers un mieux, améliorer, ou bien, en le dénaturant. Le sens commun actuel est envisagé dans l’axe de privation de qualité. Dire d’une chose qu’elle est altérée signifiant qu’elle aurait perdu une part d’elle-même. Nous avons tous et toutes entendu un jour « avant c’était mieux », « on aurait mieux fait de ne rien faire ». Des propos parfois guidés par ce que l’on nomme « résistance au changement », mais, avec le temps révélant tantôt une réelle dégradation, ou tantôt, plutôt la bonification d’une situation. En effet, souvent le changement qui nous pousse d’un état à un autre, constitue la perte de cet état, au bénéfice supposé d’un autre qui chacun le souhaite sera mieux ou meilleur.
A l’inverse de ce « tout » qui change pour en définitive ne rien changer, serait-il permis de dire : il faut parfois ne rien changer pour que tout change ? Le changement est-il « si nouveau » en définitive ? Depuis l’Antiquité, la philosophie s’est intéressée au monde en cherchant à montrer des « choses qui autrement resteraient inconnues ». Le discours philosophique, ou logos, révèle le monde à travers le spectacle de son changement. Un monde est une forme de tout, « un tout » en mouvement (Héraclite) : « le ‘monde’ sera un environnement dynamique au sein duquel des choses ont lieu ». Cette dynamique apparait dans la vision d’un changement permanent d’un « tout qui s’écoule ». Cette idée est plus que jamais là, dans le prisme du monde du travail quotidien actuel. Le changement est omniprésent, même s’il est regardé depuis un autre lieu que celui des antiques philosophes, le monde continue de changer. Le changement phénomène permanent traverse les époques : « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve. Tout s’écoule » (Héraclite). L’eau qui passe aujourd’hui, n’est pas la même eau que celle d’hier : la vie porte en elle le changement. Le changement, « dans et de » la vie sociale, est devenu aussi banal que stable (Bourricaud, 1962). Pourrait-il y avoir une vie en l’absence de changement ? A quoi peut-il servir de vouloir changer quelque chose d’une réalité qui de toutes façons changera malgré-nous, et/ou à cause de nous ?
Les nouvelles technologies mues par Internet, accès à un réseau mondial, ont produit un ensemble de phénomènes tels que « l’hyper-connexion » (permanence du temps passé sur les réseaux), la surcharge en informations (dite parfois « infobésité ») et l’immédiateté (la possibilité d’avoir tout et tout de suite). Il en découle un ensemble combiné de facteurs tout autant à l’origine d’instabilités perçues comme destructrices que d’opportunités voulues créatrices. Il devient commun d’évoquer : les mutations du monde du travail sous l’effet des transformations numériques de l’ère digital. L’adjectif « digital »1 signifie aussi2 « qui appartient et se rapporte aux doigts », à qui appartient ce doigt sinon à l’homme ? L’homme n’est-il pas, en quelque sorte, dans une volonté d’agir, de telle sorte qu’il ambitionne de maîtriser les incertitudes dans lesquelles le plongent la nature, pour devenir maître de ces changements ? Dans ce contexte, en mouvance permanente, il règne une complexité issue d’un environnement où les interactions se développent simultanément à plusieurs niveaux ouverts par un nouvel espace presque sans limite, le virtuel. Il semblerait qu’il y ait quelque chose de nouveau, à travers ces changements, qui plonge l’homme, en lui faisant croire en l’immensité d’un champ de possibles ? Il devient alors essentiel de s’interroger sur la place, et le rôle, que l’homme prend spécifiquement dans la part du monde dédiée au travail ?
Quel qu’en soit le sens, elle exprime la réalité d’une mutation profonde, accélérée où, plus que jamais, la pérennité des entreprises repose sur leurs capacités à détecter les modèles de demain pour mieux les réinterpréter. « Le changement devient, de nos jours, la règle et la stabilité l’exception » (Vandangeon-Derumez, 1998). Depuis quelques années déjà le changement s’est invité dans les entreprises comme une règle de fonctionnement. Il s’installe non plus comme une sorte de phénomène permanent récurent qui suit son court au fil du temps d’une manière naturelle mais, il s’impose comme une nouvelle forme de gouvernance obligée et incontournable. Le monde qui change devient alors à une sorte d’impératif : le monde doit changer. Le management des organisations est dorénavant soumis à des successions sans fin de projets. Ils provoquent des changements, leur dynamique s’inscrit dans une volonté permanente de transformations appelées innovations et portées par la quête d’une performance toujours plus forte de collectifs d’individus compétents. Les dirigeants décident avec plus ou moins de perspicacité, ou de savoir-faire, des stratégies toujours plus complexes (au sens de leur multiplicité). La clef de voute du changement repose sur la transmission d’une information. La communication devient un vecteur essentiel. Il n’existera pas de changement réussi sans une bonne communication. Bien souvent, cette dernière est toutefois tronquée parce que l’on ne dit pas tout aux personnes concernées, mais juste le nécessaire. Nombreux sont ceux qui s’intéressent à la façon de réduire le plus possible les résistances des individus concernés, sans jamais pour autant s’intéresser aux conséquences pour ces derniers de ces évolutions dans leur vie au travail. C’est dans la parole recueillie auprès des travailleurs que naît notre raisonnement.
Dans un premier temps, nous présenterons brièvement la singularité de notre cheminement méthodologique, ancrée dans la réalité subjective de notre propre expérience issue d’enquêtes de terrain. Notre approche discursive est bâtie autour d’une interrogation qui nait de la rencontre même entre une pratique professionnelle et des concepts empruntés à la philosophie. Il existe ici une volonté d’éclairer une situation face à laquelle notre champ disciplinaire habituel se heurte, il ne nous permet plus de répondre. A partir de là, nous émettrons l’hypothèse que tenter de comprendre ces situations de changements permanents orchestrés par l’homme ouvre à l’idée d’une obsolescence de l’homme au monde du travail, envisagé comme nouveau paradigme. Ce concept convoque lui-même l’hypothèse de la nécessité d’une éthique commune qu’il nous appartient de penser et dont nous suggèrerons une piste d’ébauche.
Le chemin de la pensée comme méthodologie réflexive
« Ils nous conduiront en des lieux que nous devons traverser pour parvenir au point où le seul secours, c’est de sauter. Seul un saut nous porte jusqu’à l’endroit de la pensée ». (Heidegger, 1952)
L’éthique porte au-delà d’une morale s’attachant à définir les limites incertaines du bien et du mal. Elle évoque les mœurs, au sens du vivre ensemble en un lieu, une époque, spécifiques (habitus). Nous inscrivons notre démarche dans cette philosophie pratique. Autrement dit, la philosophie porte ici son intérêt sur la praxis considérée comme un ensemble d’activités guidant le vivre ensemble. Nous pourrions exprimer une façon d’agir pour pratiquer la philosophie, mais il est surtout question d’exprimer une forme de réflexion née de l’agir.
Le sujet nait dans une pratique professionnelle confrontée à une interrogation : celle de consultante expert3 en santé et conditions de travail, auprès des instances représentatives du personnel (« ex-4comités d’hygiène de santé et conditions de travail »). Ce travail consiste depuis à réaliser des enquêtes qualitatives5 auprès de salariés par le mandat de leurs représentants. Ces interventions se réalisent face à des situations particulières : quand il existe un risque grave ou bien, quand un projet est dit important. L’expert intervient parce qu’à un moment donné, les dirigeants n’ont pas été suffisamment explicites, ou bien, qu’ils n’ont pas agi face à la gravité d’une situation. Les enquêtes évaluent les impacts possibles d’un projet sur les conditions de travail et leurs impacts sur la santé, et les dispositifs de prévention. Cette activité porte au plus près des hommes et des femmes à travers leur rapport vécu à la réalité de leur travail exprimé dans les entretiens dont « L’objectif est de saisir le sens d’un phénomène complexe tel qu’il est perçu par les participants et le chercheur dans une dynamique de co-construction du sens » (Imbert, 2010)
Le sujet développé parle de situations où l’expert est requis face à un « projet important » source de changements profonds. L’expert apporte des éclairages à travers un diagnostic. Il n’empêche pas les projets de se réaliser, il vient juste pondérer les élans enthousiastes parfois dévastateurs d’une politique continuelle de changements peu maitrisés. Il participe à la réintroduction d’une forme de dialogue social.
« Et nous dans tout ça ? Où, est-ce qu’on est, nous ? »
Par ces quelques mots, les salariés6 d’une entreprise internationale de transport s’exprimaient sur le plan social de leur entreprise, annonçant la suppression de quelques six cent cinquante-trois emplois soit, un tiers des salariés. Ces derniers allaient se retrouver sans travail dans les six mois à venir. « On ne parle pas de nous » disaient-ils encore. Les chauffeurs livreurs quant à eux, ruminaient une colère sourde : un an auparavant ils étaient désignés ambassadeurs de l’entreprise. On leur expliquait alors la portée incontournable de leur travail. Ce jour-là, la vitrine de cette société internationale explosait en mille morceaux : les ambassadeurs rejoindraient le banc de touche de ceux qui devraient partir. Le travail d’expert consistait à dire qu’ils étaient là, que derrière les « 4 à 5 % de la masse salariale »7 dont on se délestait, pour dynamiser l’équilibre budgétaire menacé du groupe, peut-être à juste titre. Derrière les chiffres, il y avait juste des vies devenues invisibles, sans intérêt derrière le sentiment d’une raison stratégique dénuée de raisonnable. « Où sommes-nous ? », cette interrogation marque l’esprit du philosophe : que répondre à de tels propos ? « Où sommes-nous ? », ou bien, quelle sera leur place demain dans ce monde du travail, si les décisions semblent ne plus se soucier de leur devenir ou simplement de leur présence ? Était-ce là l’expression d’une nouvelle forme de déshumanisation à laquelle nous assistons sans presque rien pouvoir y faire ? Les salariés ne se sentaient plus considérés à travers ce projet qui allait bouleverser leur environnement de travail. « Considérer », c’est-à-dire, « tenir compte de », on ne semble pas tenir compte de leur présence. Ils se sentent rejetés au-delà de l’exclusion, du projet qui les concerne. Ce n’est pas l’exclusion des hommes qui marque les esprits mais bien la façon dont on leur montre à quel point ils n’ont plus de valeur, que ce « qu’ils valent », que leur vie n’est plus au cœur du processus stratégique. Et, cette interrogation se retrouve à la lecture de nombreux projets de changement dans les communications transmises pour avis aux représentants des salariés. Cette question « où sommes-nous ? » et ce constat « on ne parle pas de nous » se répètent dans la plupart des consultations et dossiers d’informations présentés qui ne font cas que d’une absolue nécessité liée à l’économie ou bien, à l’amélioration supposée de la technologie. Cette question devient essentielle, de la place des hommes dans les changements qui les concernent, parce qu’ils en paraissent exclus tant ils sont dépassés.
Dans quel monde sommes-nous?
« Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas de changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin, dans un monde sans hommes ». (Anders, 2002)
Pour comprendre ces changements provoqués par l’homme, en saisir les possibles conséquences, voir les détourner et les orienter. Il devient urgent d’agir pour être des acteurs responsables, afin de survivre à ses propres actions. De nos jours, il se passe quelque chose de nouveau : l’ère digitale plonge les hommes dans l’hypermodernité, une forme paradoxale et inédite (Lipovetsky, 1983). Est-ce là un nouveau monde ? Il se passe quelque chose de nouveau dans le monde où nous vivons, mais aussi, et surtout, dans le monde que nous voulons créer. Il s’agit là de l’heure de la raison numérique, « dans une appréhension des faits qui ordonne les pratiques » (Sadin, 2015). Le cheminement dans un discours raisonné tend à apporter un peu de clarté sur ces notions qui courent dans le monde hypermoderne. Nous proposons une délibération éthique clarifiante autour du phénomène, où les transformations profondes dans les organisations liées à l’introduction du numérique, entrainent tout autant des mutations du travail que des métamorphoses du sujet (Godart, 2017). Comment faire alors pour conserver une « vie bonne » (Aristote) au sein des entreprises ? Comment faire, quand de nouvelles souffrances envahissent les organisations sous la forme d’une véritable pandémie sociale pour revenir vers une vie meilleure ? La vie est-elle toujours bonne si nous n’en sommes plus les penseurs, et les acteurs de cet élan numérisé que nous avons pourtant créé, et que tout porte à croire qu’il existe sans plus se soucier de nous : « où sommes-nous ».
A l’aube du XXIème siècle, de nombreux penseurs s'accordent à identifier une sorte de déliquescence sociale. Elle s’exprime à travers : l'ère du vide (Lipovetsky, 1983), la postmodernité (Lyotard), la modernité liquide (Bauman). Tout se passe comme si, il n’était plus possible de faire face à un système fermé (Ellul, 1977) : l’on assiste à une sorte d’explosion des barrières délimitant les contours. Une infinité de possibilités semblent s’offrir aux hommes dans un tout qui se niche à l’échelle mondiale et se réalise dans une forme d’immédiateté d’un tout toujours possible et permanent. Ce « où » qui cherche un lieu dans un espace qui dépasse totalement la raison parce que les limites du possible n’ont justement plus de limite. Nous sommes tout à la fois proches et loin des autres, qui eux-mêmes ne sont plus là, mais demeurent présents dans la permanence. Comment s’y retrouver alors face à ce nouvel infini ?
Les organisations sociales (entreprises privées ou associations, organismes publics) se sont toutes emparées dans une frénésie accélérée du changement permanent et impératif : il faut passer au numérique. Il passe pour une règle stratégique de pilotage entendue comme une évidence. Les entreprises changent tout le temps, elles changent pour changer, mais qu’en est-il des hommes ? Cependant, à force de changer tout le temps, peut-on encore en percevoir les changements ? Si ces derniers ne s’arrêtent jamais, sous-entendu, jamais suffisamment pour que nous les saisissions, que percevons nous ? Nous l’évoquions en introduction : « Il faut parfois tout changer pour que rien ne change ». Le « tout » appelle le rien ou encore, il s’échappe chaque jour un peu plus, à tel point qu’il ne reste rien : serait-ce le vide ? Les hommes n’ont plus même le temps de se saisir de ce qui est, que déjà, autre chose est là, et cette spirale sans fin, « liquide » insaisissable, où ils ne sont plus que dépassés en permanence.
L’entreprise est ce monde social où se joue une grande part des changements (Ollivier, 2001). Il englobe tout à la fois l’activité, à travers un ensemble de praxis constituées de métiers, de techniques, de dimension économique, mais également les lieux où les acteurs entrent en jeu, couvrant l’échelle mondiale d’une toile ou d’un réseau. Aujourd’hui, les activités et la communication se réalisent même hors des murs de l’entreprise : les frontières se dissolvent. C’est bien au-delà de l’environnement sensoriel immédiat qu’il faut penser. L’ampleur du phénomène empêcherait de raisonner convenablement : elle dépasse la capacité de l’homme à imaginer. Ils ne sont plus capables d’appréhender le monde quand il les distance tout en se développant sans limite, et, qu’il déborde des esprits, et, surtout, quand il marche à un « pas duquel nous serions incapables de marcher » (Anders, 1956). La vie sociale nouvelle s’articule également autour d’opposés antinomiques permanent d’un univers « paradoxant » (De Gaulejac, 1991). L’homme devient tout à la fois cet être présent et absent d’un monde qui devient proche, envahissant et, qui demeure pourtant si éloigné. Comment - être - dès lors que la réalité lui échappe et le dépasse ?
Dans cette « infinité », d’un monde augmenté de la dimension virtuelle, vient se nicher l’obsolescence de la vie des hommes au sein des organisations sociales. Cet état des lieux témoigne de l’avènement d’un nouveau paradigme : celui de l’obsolescence de l’homme au monde du travail (Anders, 1956-2002).
L’obsolescence de l’homme au monde du travail ?
La question se pose dans l’expression même : « l’homme au monde du travail », et non pas, « l’homme dans le monde du travail ». Cette interrogation lancinante renait dans l’expression des salariés face aux projets supposés les concerner dont la communication et les motivations ne tient aucun compte d’eux : « où sommes-nous ? », « dedans ou dehors », « avant ou après » ? Parler de « l’homme dans le monde du travail », cela signifierait que l’homme a encore sa place dans le monde du travail. Anders pose dès le premier tome de son essai, et dans le titre d’un autre texte, l’idée que « l’homme est sans monde » (Anders, 2015). Un homme sans monde ne peut plus être un homme dans le monde. Question relative à ce monde qui continue de fonctionner indépendamment des hommes dont la valeur serait devenue « obsolète », à savoir sans intérêt. Il serait nécessaire de s’intéresser à ce lien particulier de l’homme au monde du travail.
L’obsolescence de l’homme au monde du travail numérisé n’est pas une déshumanisation des entreprises. L’homme est toujours là, même s’il ne sait plus « où » exactement, même si, il n’est plus au cœur des préoccupations : il est dépassé, « obsolète ». Mais, l’a-t-il déjà été ? L’obsolescence ne devient possible que parce qu’il y a eu un processus de honte prométhéenne (Anders, 1956). L’homme aurait honte de ne pas avoir été produit, au sens de conçu, par l’homme. Nous le voyons bien que les ordinateurs et autres objets connectés sont plus que jamais considérés comme « supérieurs » à l’homme. Lui qui est limité, lui qui peut faillir errare humanum est. Est-ce à dire de ces objets qu’ils sont meilleurs que l’homme ? S’il est vrai que « les instruments ont pris de l’avance sur nous » (Anders, 1956), alors nous devenons simplement « dépassés », obsolètes. Tout se passe comme si les hommes devenaient insaisissables dans cette masse d’informations numérisées. Le dépassement serait alors non pas seulement être dépassé par les objets, mais aussi être dépassés avec les objets dont ils ignorent où ils les transportent. Plus ils pensent s’en rapprocher, et plus la possibilité de rattraper les objets qu’il créé s’éloigne.
La défaillance de la machine peut être liée à son fonctionnement lui-même et, dans ce cas, qui d’autre que l’homme peut intervenir pour réparer les erreurs parce qu’il demeure présent par la pensée et l’agir ? Qui d’autre que l’homme peut induire et lancer le programme qui décide du fonctionnement de la machine. Qui d’autre que l’homme peut par son doigt donner vie à l’univers digitalisé ?
Anders articule ses idées autour d’un constat, la désignation de trois révolutions industrielles : la première a consisté à créer des machines pour remplacer les hommes, la seconde vint avec l’arrivée des machines pour construire les machines. C’est dans la troisième qu’il consolide son concept d’obsolescence : elle se définit à partir du moment où nous réalisons parce que nous pouvons le faire : « ce qui peut être fait doit être fait ». Elle pourrait s’appeler l’ère digitale. Le possible devient injonction, le « je peux faire » s’est transformé en « je dois faire ». Le faisable s’émancipe des questionnements, du « pourquoi je fais ? », « est-ce je peux faire » ou « comment je fais ». L’impossible devient alors invraisemblable : rien ne doit être impossible. La loi du possible s’impose partout, comme une exigence inquiétante : ai-je encore la possibilité de ne pas faire, de ne pas être celui-là même qui ne sait pas faire ? L’entreprise doit permettre de gagner toujours plus d’argent, et si la plus-value n’est pas réalisée par la production, alors, il faut diminuer la masse salariale dont le coût devient insupportable. Toutefois, « les limites de l’homme exigent d’être vraiment tracées à partir de l’homme tel qu’il est », rappelle Anders avec sagesse (Anders, 1956).
Le « tout est possible » ne se présente-t-il pas également comme un espoir nouveau s’ouvrant à l’homme ? Est-ce que nous sommes en train de devenir autre, un homme augmenté par cette puissance qu’il a lui-même générée ? La technique devient une possibilité pour l’homme d’être, de se réaliser et de construire comme individu. L’individuation, se matérialisant dans le rapport à la technique. Elle est portée par Simondon, selon lui, la technique est intimement liée et une part même de l’homme, puisqu’il en est le géniteur. Il voit une forme de transindividualité entre l’homme et l’objet technique. Il permet à l’homme non plus de s’émanciper mais de s’accomplir grâce à ce rapport privilégié de la technique qui devient nature dans l’homme. Autrement dit, la nature créée par l’homme pour l’homme. L’accomplissement, c’est devenir soi, une forme d’individuation qui s’exprime dans et par la technique. Cette technologie va plus vite que notre esprit, elle traite les informations et permet de réduire considérablement, dans l’absolu, nos erreurs. L’accomplissement, serait merveilleux, sans nul doute envisageable si l’homme n’était pas sous le joug de cette forme d’abaissement devant les capacités de ces nouveaux « outils numériques ». Il serait en train de s’effacer et de laisser place aux algorithmes et autres logiciels jusqu’à diriger sa vie, parce que comme le disait Anders, il entrerait plus que jamais dans la honte prométhéenne. La technique accouchée de l’homme prenant la place de la nature tant et si bien qu’à nouveau elle le plonge dans une forme d’incertitude. Tout se passe comme si, l’obsolescence de l’homme devenait réalité.
Dans cette vision, l’homme obsolète ne peut échapper à son destin. Toutefois, les hommes sont encore bien présents et sans leur participation à cette transformation, il ne peut y avoir de prima de cette vision idéologique. Le monde digital ne sera rien si les machines ne fonctionnent pas, qui pourra alors les réparer si ce ne sont les hommes ? L’agir humain est encore et toujours bien réel et présent, ne serait-ce que parce que l’homme est en capacité de penser et qu’il doit plus que jamais s’en rappeler. Et c’est dans cet agir, qui imprime l’intervention de l’homme que le chemin est à consolider. L’éthique devient alors dans cette acceptation permettre la possibilité du chemin de la pensée.
Conclusion
Penser à changer ne peut se faire, si l’homme lui-même ne pense pas les changements et sa place dans les changements qu’il peut décider de faire. Il ne doit et ne peut pas oublier de penser le changement, c’est-à-dire penser à construire le changement pour qu’il n’expulse pas l’homme mais pour que, au contraire, il lui redonne une place entière. Si le monde changeait depuis l’Antiquité par la nature en échappant aux hommes, doit-il reproduire par la technique une nouvelle forme de changement dont il serait exclu ? L’ère digitale n’est-elle pas celle où, l’homme, est celui qui appuie sur le bouton pour lancer la machine ? Ne peut-il penser avant que d’appuyer, ou réfléchir au bouton sur lequel il veut le faire ? Le changement redevient, malgré lui, une sorte de règle permanente qui lui échappe encore, dès lors qu’il reste sur place. Au-delà du fait qu’il est essentiel de s’interroger sur le pourquoi des changements (au sens de leur intérêt) et le comment faire (pour les réaliser). Ne doit-il pas interroger sur la façon dont il doit agir et penser la façon dont il habite sa vie ?
Ce nouveau paradigme de l’obsolescence de l’homme au monde du travail, appelle un incontournable questionnement éthique. Etre bien, les hommes y travaillent depuis fort longtemps. S’il existe une issue à cette idéologie mercantile et technocratique évoquée, elle se pose dans l’action des hommes eux-mêmes. Face à ce constat, l’homme doit refonder une éthique. Il pousse plus que jamais l’homme à définir et agir ensemble le monde commun dans lequel il voudrait vivre, à commencer au sein de lieux de production que sont les entreprises. Nous croyons en la nécessité de la construction d’une éthique de la maturité (Gabor, 1972), elle 8 ouvre à une individuation de soi en relation avec la réalité technique (Simondon, 1958). Elle ne sera possible qu’une fois ancrée dans une prise de conscience de notre responsabilité collective commune (Jonas, 1979) issue de relations intersubjectives imprégnées d’une forme de considération (Pelluchon, 2018).
Références bibliographiques
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Notes
1 http://www.academie-francaise.fr/digital
2 L’origine comme nous le rappelle l’académie française latine digitalis, ou digitus, qui a donné digit en anglais qui veut dire chiffre. Si l’académie nous invite à ne pas confondre et préférer le terme de numérique. Nous lui préférons justement celui anglais de digital qui dans sa racine latine, ne nous permet pas d’oublier la présence de l’homme à l’origine de cette ère et des techniques.
3 Les cabinets d’expertises auprès des instances représentatives du personnel sont agréés par le ministère du Travail. Les évolutions du cadre règlementaire actuel se dirigent en faveur d’une habilitation au processus d’acquisition moins complexe.
4 La nouvelle loi du travail prévoit la fusion des instances représentatives du personnel en un comité social économique ou CSE (Ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017 relative à la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l'entreprise).
5 La méthodologie consiste à réaliser des entretiens individuels et/ou collectifs approfondis d’une heure et demie à 3 heures, durant lesquelles la personne peut s’exprimer.
6 Propos tenus par la plupart des 100 salariés participants à l’enquête mais aussi, entendus sur d’autres enquêtes de projets importants.
7 Propos exprimés par un membre de l’équipe dirigeante.