Par Bénédicte GENDRON LIRDEF, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Formation - Université Paul-Valéry, Montpellier
Introduction
Si le contexte du monde incertain d’aujourd’hui, en perpétuel changement, et de plus en plus complexe, bouleverse et transforme la fonction des responsables d’organisations ou d’équipes, des leaders ou encore des formateurs en « accompagnateurs au changement » (Gendron et ali, 2008), celle-ci doit dans ses nouvelles attributions, s’efforcer de se poser la question des présupposés et préjugés qui conditionnent sa propre vision. En effet, l’intervention de ses leaders, responsables tout comme des formateurs, n’obéit plus à des logiques toutes faites consignées dans un mode d’emploi mais oblige à s’impliquer dans une action réfléchie et consciente, articulant connaissances (une praxéologie, les concepts opérationnels pour l’action) et valeurs (les principes du jugement et de l’action qui vont désigner ce qui importe). La singularité de chaque situation interdisant la répétition et les schémas déterministes, ces « accompagnateurs au changement » sont ainsi appelés à réajuster en permanence leur posture (engagement et distance), à interroger leur lecture des situations (références théoriques), à construire de nouvelles modalités de management dans le sens latin du terme, à innover, inventer sans cesse le sens et son mode d’agir (références axiologiques). Dans cette zone de turbulences où se déploient action et décisions et où règnent l’incertitude et l’incomplétude, l’ « accompagnateur au changement », qu’il soit leader, manager, responsable ou formateur, doit mobiliser, mettre à l’épreuve son capital émotionnel renvoyant aux compétences issues des savoir-être, pour un management efficace par rapport « à sa visée d’amélioration du potentiel humain ». Ces « accompagnateurs au changement » doivent devenir « capacitants » pour pouvoir ouvrir et offrir à leurs collaborateurs un espace et un environnement de travail « capacitants » pour rendre effective son organisation « capacitante » (Gendron, 2015, 2017) et sa gouvernance, au sens de l’approche des capacités de l’économiste Prix Nobel, Amartya Sen (1989). C’est dans ce cadre que nous questionnerons les compétences nécessaires de ces « accompagnateurs » pour un management « efficace » tenant compte des « aspects humains » des acteurs ou des personnes qu’ils ont en charge. Ce questionnement se fera au prisme de la « capacitation » ou l’ « empowerment » des personnes qui la composent et leurs 2 accompagnateurs « capacitants » qui en ont la responsabilité et la charge de leur développement pour tendre vers des organisations « capacitantes ».
Des « capabilities » au leadership « capacitant »
Le qualificatif de « capacitant » dans l’expression leadership « capacitant » (Gendron, Lafortune, 2009), management « capacitant », organisation ou entreprise « capacitante » s’inspire de l’approche conceptuelle des capacités (de la personne) de l’économiste prix Nobel Amartya Sen (1985, 1993, 2000) que nous étendons à l’organisation et à l’environnement de travail. La théorie de Sen s’intéresse aux « capabilités » (« capabilities ») et aux libertés, à la capacité d’agir de la personne ; les « capacités » relèvent d’un savoir-faire, les « capabilités » du fait d’être en mesure de faire ; la « capabilité » est un pouvoir d’être et de faire. Sen définit un champ de possibles tout à la fois pour l’individu qui en est porteur et pour l’organisation qui peut en profiter (Zimmermann, 2008, 2011). Selon Fernagu Oudet (2012), la « capabilité » s’appuie sur un ensemble de ressources mobilisables (internes et externes à l’individu) qui vont subir des conversions, afin de s’actualiser dans des réalisations ou conduites choisies ; ce que l’on peut retrouver dans la notion d’« accomplissement » de Sen.
Cependant, la mise en œuvre d’une « capacité » ne dépend pas uniquement de la disponibilité de cette capacité, mais d’un ensemble de conditions organisationnelles, techniques, sociales, etc., qui vont lui permettre de s’actualiser, de se transformer en « capabilité » dans une situation donnée (Zimmerman, 2008), et également de la capacité des individus à les réaliser. Ces conditions renvoient à l’ensemble des facteurs qui vont faciliter ou empêcher la capacité du collaborateur à faire usage des ressources à sa disposition pour les convertir en actions concrètes, en vue de les accomplir et de s’accomplir. Ces facteurs peuvent être individuels (sexe, âge, caractéristiques génétiques, expérience, niveau de formation, etc.), sociaux (héritage social de l’individu, équipe de travail, etc.) ou environnementaux (contraintes/opportunités géographiques et institutionnelles, contexte normatif et culturel, moyens techniques, organisation du travail, etc.). Fernagu Oudet (2012) définit un environnement « capacitant » comme un environnement favorable au développement du pouvoir d’agir des individus ; ce dernier étant à l’intersection de la capacité d’agir (représentant une potentialité, un ensemble de ressources mobilisables en situation par le collaborateur) et des conditions propres aux situations dans lesquelles les collaborateurs sont engagés. Ainsi, l’effectivité du pouvoir d’action va dépendre à la fois des possibilités (ressources) offertes par l’environnement et des capacités de la personne à exercer ce pouvoir (bagage expérientiel, compétences, désir d’agir, perception des possibilités d’action, capacité de projection, etc.). En conséquence, dynamiser les environnements de travail, au-delà de la dimension apprenante des organisations, va consister, pour les rendre « capacitants », à aider les collaborateurs à mobiliser et utiliser les ressources qui sont à leur disposition, et pas seulement à les mettre à disposition.
Précisément, une organisation du travail ou des modes de management qui se penseraient comme contributifs d’environnements « capacitants » mettraient à disposition des individus des possibilités d’extension de leur pouvoir d’agir, en intervenant notamment sur les contenus du travail, en donnant la possibilité de varier les tâches confiées et les activités conduites, de se confronter à des situations inédites, de travailler sur les situations rencontrées, les événements, les aléas, les imprévus, de leur donner du sens, et particulièrement en vue et afin d’exprimer leur potentiel… Du point de vue des modes d’organisation du travail, elles offriraient la possibilité de travailler en projet, par binôme, de tutorer de nouveaux arrivants, de participer à des groupes de travail, de réaliser des rotations sur poste ou d’équipe, de visiter des organisations clientes ou fournisseurs. Et du point de vue de la gestion des ressources humaines, elles devraient permettre d’accéder aux savoirs et aux connaissances dont les collaborateurs ont besoin (formations), de donner accès au marché interne du travail pour valoriser tout un chacun dans son domaine d’excellence, etc.
Cependant, c’est le manager, en conscience de, et en raison de son style de management, qui a le pouvoir de permettre ces nouveaux environnements et d’autoriser ces accès aux savoirs et l’expression des potentialités de ses collaborateurs ; s’il le permet et y œuvre, son management devient « capacitant » et autorisera la « capacitation » ou l’ « empowerment » de ses collaborateurs. Le manager devient alors acteur du développement de ses collaborateurs, développeur de sa ressource humaine.
La « capacitation » ou l’ «empowerment» des collaborateurs
Le terme d’« empowerment » - en français, « pouvoir d’agir » ou de « capacitation », ou encore d’« autonomisation » - renvoie également au terme de « capacitation » en écho aux travaux de Sen. Pour Rappoport (1987), il s’agit du processus par lequel un individu, une communauté, une association, etc., prend le contrôle des événements qui le ou la concernent. Au niveau individuel, l’« empowerment » est défini comme un sentiment de grand contrôle sur sa vie où l’expérience individuelle suit les membres actifs dans un groupe ou une organisation. Cette notion se construit sur des niveaux de développement personnel, de soutien mutuel de groupe, de participation et d’organisation. D’une intention abstraite, en objectif explicite, l’« empowerment » comporte et combine quatre composantes essentielles : la participation, la compétence, l’estime de soi et la conscience critique (conscience individuelle, collective, sociale et politique). Ce processus proactif est centré sur les forces, les droits et les habiletés des individus et de la communauté, plutôt que sur les déficits ou les besoins. Ainsi, l’ « empowerment » va être possible si le manager favorise cet environnement de développement dynamique et en crée les conditions nécessaires, ce que l’on peut trouver dans une attitude bienveillante et « mindful ».
L’encadrement bienveillant, développeur de sa ressource humaine : le management «capacitant»
Pour que l’environnement et l’organisation deviennent « capacitants », la conscience du manager de faire grandir, progresser, évoluer ses équipes, ses collaborateurs quel que soit leur niveau d’intervention, importe et cela va dépendre beaucoup de sa volonté, de son bon vouloir, de son pouvoir d’accord auprès de sa hiérarchie et du pouvoir-faire qu’il mobilisera au sein de l’organisation pour permettre la « capacitation » de ses collaborateurs. Il en va de sa conscience et bienveillance de décider d’aider à révéler les potentialités de ses derniers et de les mettre en acte. Pour cela, la mission de développeur de ressources humaines interpelle donc la pleine conscience (« mindfulness ») du manager - dans sa vocation, sa mission et son rôle de leader, dans sa bienveillance à participer à l’épanouissement, à l’accomplissement et à la réalisation de ses collaborateurs dans leurs activités - et interpelle la connaissance de Soi. Approfondir la connaissance de Soi conduit à l’acceptation de Soi, puis à l’estime de Soi, pour ouvrir à la connaissance et à l’acceptation de l’autre (renvoyant à une conception eudémoniste du sujet et téléologique de l’éthique, où l’autre est aussi Soi, « ce que je fais aux autres, je le fais en fait à moi »). Ainsi, lorsque les managers gagnent en connaissance et en estime d’eux-mêmes, ils deviennent plus ouverts et plus honnêtes avec leurs collègues. Ils redirigent alors l’énergie qu’ils utilisaient jusqu’ici à être défensifs, à faire de la rétention d’information et autres conflits interpersonnels, vers un travail productif développant des relations collaboratives et la confiance qui, avec la réalisation de soi, participent à la performance de l’organisation.
La pratique de la « mindfulness » permet la prise de conscience de la réussite des personnes et des équipes reposant sur la capacité de se comprendre soi-même et de comprendre les autres ; le principe de l’authenticité, être vrai et sincère, renvoie au fait que dire la vérité, être Soi, est la meilleure voie pour résoudre les difficultés personnelles et interpersonnelles ; le principe des valeurs renvoie au principe que le pouvoir s’acquiert en choisissant soi-même sa propre vie au regard de ses valeurs ; la pleine présence renvoie au fait que les personnes obtiennent de meilleurs résultats quand elles sont présentes à elles-mêmes, en possession de leurs moyens. Ainsi, la connaissance du Soi et la conscience du Soi permet l’ouverture aux autres. Sincère, authentique, elle exprime ses vrais sentiments. Ces trois dimensions permettent de comprendre comment la conscience de Soi et l’estime de Soi peuvent être développées au sein d’un groupe ou d’une organisation.
Enfin, pour permettre l’ « empowerment » ou la « capacitation » de ses collaborateurs, le manager va devoir apprendre, entre autres, à déléguer plus de responsabilités, à donner accès à l’information, à donner du sens au travail afin d’accroître la visibilité de la collaboration collective et en même temps à en être le chef d’orchestre ou celui qui va stimuler, emmener avec lui et non plus seulement accompagner/leader.... Ici le qualificatif de leader (renvoyant étymologiquement à « guide », « accompagnateur ») ne suffit plus pour rendre compte des nouvelles missions du manager au leadership de demain : celui de manager « capacitant ».
Après avoir gouverné, contrôlé la transaction dans la posture de manager transactionnel ; après avoir accompagné, poussé ses équipes dans le changement, dans sa posture de leader ; après avoir fait un travail sur soi pour mieux comprendre la souffrance au travail, en avoir conscience dans une posture de manager « mindful » et être au clair avec ses valeurs pour être à l’écoute et avoir ce regard et cette posture bienveillante ; le leader tout comme le formateur doit être un développeur - au sens du pédagogue - qui élève, qui fait grandir, qui fait s’exprimer les potentialités de tout un chacun : il devient un développeur de potentiels, un leader, un accompagnateur « capacitants » à l’image de ce que doit être son organisation pour que les valeurs soient en phase, pour lui permettre également de s’exprimer dans ce nouveau rôle… Le manager dans sa posture n’est plus à pousser ou à accompagner sur le chemin ou à guider, il est à tirer vers l’avant ou vers le haut (cf. Figure 2). Dans ce rôle de développeur de sa ressource humaine, sont revisités ses missions et rôles pour devenir un manager « capacitant ». Comme développeur ou révélateur/stimulateur de potentiels, il se rapproche du rôle de pédagogue ; bouleversement qui, pour certains, pourra être vécu comme une perte de pouvoir, une entame à leur autonomie de décision ou une dépossession partielle de leur indépendance d’action.
Figure 1 : Du manager transformationnel au manager « capacitant » (Gendron, 2016)
Dans cette perspective, ce nouveau rôle et ces nouvelles missions supposent un travail sur Soi que permet la pratique et la formation au « mindfulness » (pleine conscience), à l’acceptation et l’engagement, préparant ainsi un management « mindful », bienveillant et ouvrant à l’acceptation de l’Autre et à son accomplissement. Cette approche inclut des principes de présence vigilante de l’esprit, d’acceptation et de non-jugement, auxquels s’ajoute l’engagement (« commitment ») qui va permettre au manager de se préparer à ces changements et de s’engager dans ces nouvelles orientations. C’est cette approche que nous mobilisons dans le cadre d’une formation en développement des ressources humaines de niveau Master1, formant des managers, des responsables ou futurs membres de l’encadrement au « mindful management » et préparant les futurs managers « capacitants » de demain2.
Management « mindful » et capital émotionnel : vers un leadership «capacitant»
Le management et la gestion n’étant plus du personnel mais de la personne, le manager, le leader, le formateur, le responsable… efficace se doit de pratiquer un management adapté à la maturité de chacun de ses collaborateurs dont en dépend la performance économique, sociale et humaine, renvoyant un management « capacitant » impliquant un capital émotionnel. En effet, au rebours du manager utilisant la défiance, la contrainte et la mise en compétition comme vecteur de performance, l’accompagnateur « capacitant » agit en son art, âme et conscience sur le terrain de la bienveillance, en se positionnant comme une ressource au service du collaborateur ou de celui dont il a la charge. Dans cette situation, être bienveillant ne signifie aucunement renoncer à l’exigence, mais au contraire la porter conjointement avec le collaborateur. Pour cela, nous présenterons brièvement les origines, les principes et le modèle sous-jacent à cette démarche (Gendron, 2011) de développement du capital émotionnel chez les managers pour les préparer à un management « mindful » et évoquerons quelques exemples d’exercices pratiques.
Le management de pleine conscience dans un environnement complexe
Dans un environnement complexe, d’un côté, l’excès, l’urgence, l’éphémère, la créativité, le dépassement de soi, les exigences de compétitivité et de flexibilité provoquant une diminution de la sécurité de l’emploi, une croissance de l’usure physique et mentale et une perte de confiance dans les entreprises et leurs dirigeants ; de l’autre, la génération Y-Z, en quête de performance toujours plus élevée et de sensations fortes : des individus moins attachés ou engagés, aux comportements plus fluides, libres, impactant les rapports sociaux avec l’essor d’une compétition narcissique. Ainsi, les engagements durables se voient progressivement remplacés par des rencontres éphémères et interchangeables, amenant à des liens sociaux plus nombreux qu’avant, plus faciles à établir, mais aussi plus fragiles (Marchand, 2006). Dans ce contexte, le rôle du leader devient crucial pour consolider et stimuler le lien social entre l’entreprise et ses collaborateurs. Sa mission consiste désormais à essayer de composer avec toutes les disciplines (Sciences de Gestion, Economie, Sociologie des organisations, Psychologie, Sciences de l’Education) qui permettent de concevoir et de mettre en place ce nouveau contrat social et ces nouvelles relations de travail, avec le dilemme de s’accommoder, d’un côté, avec la nature intrinsèque du travail, qui exige aujourd’hui davantage de coopération entre les acteurs et, de l’autre, avec le phénomène de personnification et le développement d’outils de management, fondés en partie sur de nouvelles aspirations et tendant à être très individualisants. En cela, les compétences nécessaires au manager renvoient non seulement à celles d’un expert dans son domaine, mais également à des connaissances appliquées et concrètes en sociologie, socio-dynamique, psychologie des organisations, développement personnel… renvoyant à l’éducation.
En fait, le manager se doit d’être un pédagogue, un « agent de développement », un « développeur » de la ressource humaine. Il doit croire à l’extraordinaire potentiel de gens ordinaires. Ce nouveau management et ses nouvelles compétences articulent nécessairement éthique et conscience pour un management respectueux et une performance bienveillante. C’est dans cette perspective que s’inscrit le management positif et « mindful ».
Capital émotionnel et approche de la pleine conscience, de l’acceptation et de l’engagement
Le capital émotionnel se définit comme l’« ensemble des compétences émotionnelles qui constitue une ressource inhérente à la personne, utile au développement personnel, professionnel et organisationnel, participant à la cohésion sociale et ayant un retour ou des retombées personnelles, économiques et sociales…» (Gendron, 2004-2008). Pour le développer, l’approche expérientielle de l’acceptation et de l’engagement issue des travaux de Hayes, Strosahl et Wilson (1999, 2012) s’intéressant à la dimension du changement, compose avec la discipline de la psychologie positive et l’approche de la pleine conscience. Au-delà de la partie de pleine conscience corporelle (exercice de respiration entre autres), il inclut dans son développement celui des compétences d’autorégulation des émotions et la régulation des émotions d’autrui ; elles renvoient à la capacité à revisiter des comportements inappropriés associés à des émotions trop fortes, qu’elles soient positives ou négatives, pour les accepter en changeant la relation à la cognition ou en agissant directement sur le contenu de la cognition dans une approche positive. Dans cette démarche, le manager prend conscience de qui il est, et de ses valeurs.
Sans entrer dans le détail de la démarche, nous rendrons compte de quelques exercices ; entre autres, ceux qui mobilisent les processus langagiers pouvant être vecteurs de « maux », et un exercice renvoyant à la définition de ses « valeurs », pour mieux orienter sa vie et être au clair avec les valeurs que l’on accompagne (entre autres, celles des collaborateurs ou des élèves pour l’enseignant). Les exercices d’évaluation revisitée et de labellisation des émotions (savoir les nommer) vont partir d’expériences d’émotions face à des situations fictives, dans l’esprit des jeux sérieux et des jeux de rôle. L’objectif visé est de permettre de revisiter certains vécus émotionnels pour une appréciation consciente, neutre, voire positive/ « mieux-veillante ». Cette analyse et ce regard évaluatif et réflexif, aidés par la pleine conscience et un travail sur une attitude de « mieux-veillance » vis-à-vis de soi, vont permettre de faire avancer la personne dans la connaissance d’elle-même et de ses modes d’agir et de réagir. Cette « mieux-veillance » va progressivement, à force d’exercices et d’apprentissage, permettre d’ouvrir sur une « mieux-veillance » vis-à-vis d’Autrui. Ici, la pleine conscience renvoie à l’attitude d’accueillir sans jugement, et l’approche positive au fait de s’orienter progressivement vers un accueil bienveillant, ou tout au moins « mieux-veillant ». Partant de ce travail sur soi et d’une pratique régulière, cette posture va permettre d’accueillir l’Autre et ses différences avec un regard bien/ « mieux-veillant ». Ces compétences vont permettre d’apprendre à interagir, à communiquer autrement et à partager en pleine conscience et de manière positive, quelle que soit la difficulté de la situation. Cette « bien/mieux-veillance » va rendre compte de la capacité de la personne et de l’organisation - entendue au sens large (couple, équipe, organisation...) - à s’épanouir ou à être florissante : par exemple, se réjouir des succès de ses collaborateurs de manière active, plutôt que de les ignorer. Par ailleurs, plusieurs chercheurs ont mis en évidence un effet de contagion émotionnelle de ce mode d’interaction bienveillant ou positif : la bienveillance invitant à l’engagement du collaborateur et alimentant un cercle vertueux. Ainsi, plus un manager « mindful » et positif rayonne sur son équipe, plus l’entourage est heureux, plus on aura une propension à l’être soi-même (Christakis et Fowler, 2009, 2013).
La définition de ses valeurs - entre boussole et cap - et le fait d’être au clair avec ses valeurs et connaître son cap… apparaissent comme des éléments importants pour un management « mindful ». Ce travail de réflexion sur ses valeurs amène à définir ses priorités, en les confrontant à leur effectivité dans le présent, et de vérifier si notre cap, nos priorités sont en phase avec nos valeurs ; ce que l’on peut retrouver dans la notion de « lucidité » (André, 2010).
Au-delà des compétences du manager bienveillant et de sa pleine conscience, l’organisation et sa hiérarchie se voient donc également questionnées dans leur potentiel à créer un environnement « capacitant » : un environnement qui offrira des conditions favorables d’expression au potentiel extraordinaire des personnes ordinaires, c’est-à-dire tout un chacun. Pour cela, le développement du capital émotionnel dans le programme de formation de Master 2 REFE mené à l’université Paul-Valéry, donné en exemple, est travaillé et s’étend dans sa réflexion à plusieurs niveaux, afin d’autoriser le changement ; au niveau micro, en ce qui concerne la personne ; au niveau méso, en ce qui concerne le manager et sa relation à l’équipe ; au niveau macro, en ce qui concerne l’organisation dans son ensemble.
Enfin, la bien- ou mieux-veillance vis-à-vis de soi permet ensuite celle des autres. De nombreux travaux montrent que les personnes plus heureuses présentent des relations sociales plus solides, « mieux-veillantes » que les personnes qui le sont moins ; et cette qualité des relations sociales affecte positivement le bien-être subjectif.
Ainsi, se baser sur les forces, les qualités et les ressources d’une personne, d’une communauté, d’une collectivité a souvent de meilleurs résultats que se limiter à la seule perspective des problèmes et manquements, ou aux seuls aspects pathologiques (stress, anxiété, burn-out…) attribués à une seule personne. En cela, le capital émotionnel et le développement de ses compétences associées s’inscrit dans ce courant de la psychologie positive visant à étudier les conditions et les processus qui contribuent au fonctionnement optimal des individus, des groupes et des institutions (Gable et Haidt, 2005 ; Martin-Krumm et Tarquinio, 2011 ; Seligman et Csikszentmihalyi, 2000). Il offre une perspective renouvelée aux situations d’injonctions paradoxales : l’accomplissement de soi et l’accomplissement des objectifs de l’organisation ne s’opposeraient plus, mais s’alimenteraient mutuellement ; l’injonction à l’immédiateté de l’action ne s’opposerait plus à une vue large et globale, dans une recherche d’action juste.
Pour conclure, l’adaptation au changement suppose de nouveaux leaders et formateurs « capacitants » prenant une posture de pédagogue, se connaissant soi-même, et ayant une estime de soi, une confiance en soi qui l’autorisent à s’émanciper, à s’affranchir des modèles imposés par une hiérarchie, qui ne correspondraient pas à la réalité de son terrain et du potentiel de ses équipes. Il doit pouvoir « économiser » sa ressource humaine pour consacrer l’énergie de celle-ci à la créativité, la coopération, l’échange, et la réalisation et l’accomplissement personnel. Il devient dès lors responsable de la créativité de ses collaborateurs (et donc de leur création de valeur ajoutée), et - au-delà d’« accompagnateur au changement » ou dynamiseur -, manager « capacitant », un développeur de la ressource humaine.
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Notes
1 À partir de nos travaux scientifiques pluridisciplinaires sur le capital émotionnel et la pleine conscience, nous avons créé en Enseignement A Distance, une formation de niveau Master 2, le Master 2 REFE Responsable Evaluation Formation Encadrement, Management Mindful et Capital émotionnel, en partenariat avec l’Université
2 Burapha (Thaïlande), qui vise à former les managers, responsables et futurs personnels de l’encadrement à une posture et un management « mindful », bienveillants et « capacitants ».