Par Anne FARISSE BOYE - LERASS, Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales - CERIC, Université Paul-Valéry, Montpellier
Introduction
Après de nombreuses réformes menant à des changements organisationnels plus ou moins profonds, le système scolaire français veut changer les pratiques mais aussi l’esprit des élèves, des enseignants, des personnels administratifs et de direction.
Dans les établissements scolaires, actuellement, tout - les instructions officielles, les chefs d'établissements, l'opinion publique ou les enseignants eux-mêmes - pousse à changer les habitudes existantes et à effectuer des remaniements personnels ou organisationnels de plus en plus nombreux. Cependant, peut-on concilier le changement efficace et humain annoncé avec des directives contraignantes ?
C’est ce que nous allons envisager en associant analyse des discours officiels et professionnels, observations de terrain, confrontation à l’état de l’art.
Ce faisant, en suivant la dénomination de Charmillot et Dayer qui répartissent les démarches de recherche selon quatre pôles : épistémologique, théorique, morphologique et technique (Charmillot, Dayer, 2007, 132), nous pouvons définir notre cadre technique comme une combinaison de différentes méthodes d'investigation permettant de « trianguler » (Bachelet). En ce qui concerne le « morphologique », nous sommes dans le pragmatisme avec des « hypothèses (qui) se construisent progressivement dans le va-et-vient entre la théorie et le terrain ». (Charmillot, Dayer, 2007, 134).
Pour ce qui est de l’épistémologie, notre posture de recherche relève de la compréhension et au niveau du cadre théorique, la tendance générale qui pousse au changement nous a conduit à nous ancrer pour ce travail dans la “théorie des pratiques” qui est un « mouvement qui repose sur les travaux du théoricien social Theodore Schatzki (1996) et de ceux du sociologue culturaliste Andreas Reckwitz (2002), tous deux inspirés à la fois par les écrits de Ludwig Wittgenstein et par ceux de Martin Heidegger » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, 3). Comme cette théorie qui s’est développée en Grande Bretagne et dans les pays scandinaves dans les années 2000 permet de saisir les conditions de modification des pratiques diverses, nous avons choisi de l’appliquer au niveau scolaire.
D’une part parce que la définition que donne Andreas Reckwitz d'une pratique correspond à ce qu'il est possible d'observer dans un établissement scolaire. En effet, il s'agit d'un type de comportement routinisé qui consiste en plusieurs éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des « choses » et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir-faire, états émotionnels et motivations (Reckwitz, 2002, 249).
D’autre part, parce qu’il ne s’agit pas d’un détournement car l’un des fondateurs, Théodore Shatzki (2002) nous parle des pratiques éducatives organisées à la fois par une compréhension de la manière dont on enseigne, note ou encadre, des règles sur la manière de construire ou conduire un cours et enfin par une structure téléoaffective qui engage à recevoir de bonnes notes pour les étudiants et de bonnes évaluations pour les enseignants (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, 4).
Il faut noter qu’il n’y a pas une « théorie des pratiques » mais de nombreuses variations, sans compter que ces élaborations théoriques sont encore en construction. Le pilier commun consiste à saisir les pratiques, considérées comme des blocs d’activités, d’objets, de compétences et de sens liés que l’on aborde par trois notions clés : le temps, la routine et l’infrastructure.
Dans cette recherche, nous avons adopté une démarche sociologique, ce qui ne nous parait pas incompatible avec une posture SIC. En effet d’une part, Yves Jeanneret a explicité la « manière d’user de disciplines intellectuelles constituées ailleurs qu’en communication pour traiter des problématiques communicationnelles » (Jeanneret, 1995, cité dans Le Marec, 2004), et d’autre part, si l’on adopte une vision plus large, on note que dans les années 70-80, le projet d’une théorie des pratiques était l’ambition de Certeau. Si le contexte a changé, J. Le Marec signale son actualité : « Subsiste le projet d’une théorie des pratiques, à laquelle peut contribuer l’approche communicationnelle ». On peut « aller chercher chez Certeau une réflexion qui fait écho à des préoccupations très vives dans le champ des sciences de la communication : celle qui articule l’ambition de théoriser les pratiques à la nécessité d’une réflexion sur les conditions de sa propre pratique de recherche » (Le Marec, 2004).
Nous envisagerons tout d’abord le facteur temps, élément essentiel par son déroulement, sa durée et sa maitrise. Puis, nous examinerons l’une des conséquences de cette volonté de combiner changement organisationnel et changement personnel, à savoir le fait de transformer tous les partenaires en manager. Et enfin, nous tenterons d’apporter des éclairages critiques à la notion de routine qui ressort aussi de cette volonté (le changement ne devient-il pas routinier ?).
Le facteur temps : une bulle structurante ?
Le facteur temps qui est une composante clé de la théorie des pratiques constitue le premier volet de notre étude. « Il concentre notamment l’attention de travaux empiriques qui vont tenter d’analyser les rythmes sociaux, la routinisation, la coordination et l’organisation temporelle des pratiques » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, 33).
Les établissements scolaires ont toujours représenté un temps « à part », une bulle qui veut se placer hors du temps en isolant de l’extérieur mais dont le fonctionnement induit des rythmes sociaux « globaux » : les périodes de vacances changent ainsi totalement le tempo du pays car ils impactent le tourisme, les transports, les programmes TV et même le commerce (par exemple avec la récurrence du mot « rentrée » dans les publicités de fin Août - début Septembre). La rencontre du temps extérieur et du temps interne provoque des tensions, comme la coordination des emplois du temps d’enfants ou d’adolescents (et donc de leurs parents) avec ceux d’adultes, enseignants et administratifs n’ayant pas les mêmes durées de travail, et ce dans un espace rarement suffisant.
Un temps rythmé
Il faut ensuite envisager l’organisation temporelle des pratiques. En effet, un temps rythmé par les sonneries s’impose à tous, comme la durée de la journée ou leur nombre, l’organisation de l’année (en semestre, en trimestre), permettant une coordination interne. Tout cela donne un temps routinier où les problèmes constituant des freins aux changements organisationnels deviennent eux-mêmes routiniers.
Cependant, si « la rythmique élémentaire de l’heure de cours reste encore aujourd'hui le principe organisateur de la vie pédagogique, qui est découpée entre les grilles de l'emploi du temps, selon l'équation « une heure - un enseignant - une discipline - un cours - une classe », [elle n’est] plus adaptée aux besoins actuels de transversalité des enseignements et d'individualisation des apprentissages. » (Cavet, 2011). Ainsi l’ouvrage « De l’emploi du temps aux emplois des temps : vers une approche globale du temps scolaire » (Véran, Rivénale, Bodilis, 2011) écrit à partir des travaux de la Conférence nationale sur les rythmes scolaires et d'exemples concrets, veut aider les personnels à réaliser « un emploi du temps […] prenant en compte la vie de l'élève dans l'établissement et pas seulement pendant les heures de cours ou positivant la présence de « trous » dans l’emploi du temps. »
Un temps accéléré ou libéré
En fait, deux phénomènes sont intervenus, l’un subi, l’autre voulu. D’un côté, une évolution sociétale qui transforme les normes - le temps « accéléré » par le numérique et le stress qui en découle -, de l’autre l’évolution vers un établissement devenu lieu de vie et lieu d’échanges, ouvert et connecté, qui voudrait imaginer un « temps libéré » dans une démarche voulue dont on peut citer deux exemples : tout d’abord, la création d’une « Maison des lycéens » (MDL) à l’intérieur de certains établissements, des endroits consacrés davantage aux loisirs (musique, conversations, achat de boissons ou viennoiseries) qu’aux apprentissages. Leur but annoncé est de « participer au développement de la vie sociale, culturelle et sportive dans l’établissement et de proposer aux élèves de prendre des responsabilités, de les assumer et de faire preuve d’initiative pour les actions qu’ils veulent mener » (ministère de l’Education Nationale, 2017).
Ensuite, on peut parler de l’évolution du CDI vers un Centre de Culture et de Connaissance (proposé en 2012) vu comme un learning center, qui consiste à transformer l’école en un lieu de vie où se mêlent des activités très diverses (des distractions, de la culture, de la citoyenneté) et qui joue beaucoup sur le temps, comme le montre le Vademecum sur le CCC mis à la disposition des enseignants (DGESCO, 2012) : « Les changements de comportement des élèves et l’évolution de leurs attentes par rapport à l’École, le développement des dispositifs pédagogiques transversaux, l’omniprésence du numérique et de ses accès [sont] l’occasion de repenser la structuration du temps scolaire, […] le centre de connaissances et de culture se prête aux différents temps – scolaires et/ou personnels – qui coexistent dans la vie de l’élève (suivre un cours, lire, apprendre, se détendre, échanger, butiner, récupérer un fichier, naviguer, s’informer, etc.). Il aide aussi l’enseignant à sortir de la rigidité de l’emploi du temps » et lutte contre le constat que souvent les espaces scolaires ne sont qu’une juxtaposition de locaux de cours, sans espace de travail collectif proposés (Dupriez, 2015).
Figurent dans les pistes d’action proposées la diversification des temps collectifs (avec le groupe classe) et individuels (travail en autonomie sur le temps du cours ou en dehors du cours), la modulation des durées et des temps d’apprentissage (d’une courte visite à une semaine), l’augmentation du « temps choisi » dans l’emploi du temps de l’élève (travail collectif sur la pause méridienne, présence possible en établissement pendant des périodes de vacances, remise à niveau ou entrainement en LVE).
En quelque sorte on assiste à une avancée (ou un retour) vers une « bibliothèque lente » (Maury 2017,149).
Mais cette orientation du CDI vers les learning centers et les troisièmes lieux, qui captent la réflexion sur le temps dans les nouveaux espaces de travail (Meyer et Bourret,2017,133) ne doit pas occulter le fait que l’établissement scolaire ne se réduit pas à de nouveaux espaces de travail généralisés (même si c’est le projet visé). L’étude des pratiques montre que les enseignants ressentent des manques dans la prise en compte des temporalités.
Des temps manquants
Notre recherche exploratoire avec observation participante en EPLE - Etablissement public local d’enseignement - ainsi que la conduite d’entretiens libres nous ont conduits à établir une typologie des “temps” qui ne sont pas accordés, ce qui va perturber l’organisation et le fonctionnement.
Tout d’abord, évoquons le temps nécessaire à la formation en prenant l’exemple des professeurs de mathématiques de lycée à qui les textes officiels ont demandé d’utiliser le logiciel Python et d’initier leurs élèves à la programmation dans les cours d'algorithmique à la rentrée 2017. Si l’intérêt d’une telle directive a été perçu par les enseignants, ceux-ci ont cependant regretté que les formations de bassin ne leur soient proposées qu’en Janvier 2018, bien après la mise en place de cet enseignement. Une anticipation des besoins avant application des textes aurait permis une meilleure efficacité et évité cette dichotomie entre un discours contraignant qui place en situation difficile et l’autonomie, voire l’initiative que l’on recommande d’avoir pour se sortir des situations que l’on vient de complexifier.
Ensuite, citons le temps d’installation. Nous avons constaté une modernisation et des avancées certaines dans les équipements technologiques et informatiques fournis aux EPLE, néanmoins, entre le choix de ce type de matériel, leur commande, leur livraison et leur mise en place, plusieurs mois peuvent s’écouler, ce qui peut obliger les utilisateurs à commencer l’année scolaire avec un matériel absent ou non opérationnel alors que le programme à suivre en dépend.
Le temps administratif, quant à lui, propose une ouverture sur l’extérieur qui est enrichissante mais manque parfois de souplesse : on pousse à faire appel à des intervenants ou à proposer des voyages mais les contraintes comptables font que le coût doit être chiffré à l’avance, parfois même l’année scolaire précédente pour être voté et accepté en CA, à un moment où de nombreuses informations ne sont pas encore connues.
On peut parler aussi du temps d’échange : les discussions d’équipe sur les messageries professionnelles ont facilité bien sûr la communication mais ce contact virtualisé entraine une déshumanisation, particulièrement dans les gros établissements. On peut évoquer aussi le passage au zéro papier avec, par exemple, la dématérialisation des bulletins qui supprime les contacts réels et les conversations qui existaient avant autour des Kalamazoo1 qu’il fallait attendre. Ceci s’accompagne en outre de la disparition de la frontière vie professionnelle/privée car tout pousse à être connecté en permanence. Le droit à la déconnexion prévu depuis la loi Travail de Myriam El Khomri est-il vraiment appliqué dans l’Education Nationale2 ? Cette pression constante due au « work life blending » a modifié en profondeur la façon de travailler, permettant ainsi d’augmenter l’efficacité et d’offrir des outils d’apprentissages performants mais peut, dans certains cas, conduire à un risque de Burn Out.
Pour finir, signalons le temps d’évaluation de l’efficacité. Certaines modifications importantes d’organisation dans les EPLE sont quelquefois validées et généralisées sans prendre le temps d’en examiner avec tous les acteurs les avantages et inconvénients. De plus, il arrive que des nouveautés constituent des freins réels : la progressive suppression du groupe classe dans certaines disciplines, tout comme les « barrettes » mises en place depuis le plan de rénovation de l’enseignement des langues vivantes étrangères (BO, 2006) montrent bien comment un changement organisationnel profond permet d’obtenir des résultats très positifs ( allégement des effectifs, apprentissage de l’oral privilégié…) mais crée aussi des contraintes telles que l’impossibilité d’échanger des heures, la gêne occasionnée pour les autres disciplines lors des sorties ou voyages etc).
Lorsque tous ces temps sont malgré tout pris en compte, le temps de maîtrise est lui aussi trop souvent négligé, à cause d'une volonté constante d'innovation qui ne laisse pas le temps aux personnes de s’approprier un outil numérique ou un logiciel avant de le remplacer par une nouvelle version ou un autre, annoncé comme plus performant, ce qui entraîne une perte d'automatisme ou de routine qui peut être dommageable.
D’un partenaire à un manager : une transformation souhaitée
La tendance à prétendre faire de tous un manager qui débouche sur une hiérarchie paradoxale constitue le deuxième volet de notre étude.
Tous managers
Au niveau organisationnel, on veut changer le système de l’enseignant classique, trop monodirectionnel, trop oppressif par une structure managériale susceptible de dynamiser les échanges au sein de l’établissement, mais prônant une liberté d’action contredite par des réformes subies plutôt que voulues.
Manager, le chef d’établissement l’est évidemment avec son leadership, par le pilotage par les normes, par les objectifs. La politique ministérielle, depuis plus d’une vingtaine d’années, le désigne comme un levier de la modernisation du système éducatif secondaire. (Pélage, 2011)
Il exerce à présent dans un cadre d’autonomie des EPLE (nombre d’heures, budget, options), utilise le numérique comme un atout et a un objectif devenu prioritaire : les résultats.
D’après Fournier, ce chef d’établissement peut, par son action, conduire les enseignants à davantage d’implication mais, en même temps, ceux-ci sont aussi poussés à l’autonomie : « De plus en plus, on nous demande de jouer à la fois le rôle du manager et celui du managé, de nous gérer nous-mêmes… » (Le Texier, 2016) C’est le cas pour les sorties, partenariats ou projets interdisciplinaires.
Tout ce discours s’applique également à l’élève. L’idéologie du système veut en faire un « auto-manager » autonome et créatif. C’est le but annoncé de l’organisation dans les cours d’Accompagnement Personnalisé (AP) où l’on propose une différenciation de la pédagogie de façon à favoriser la progressive acquisition d’autonomie de l’apprenant. Il en est de même pour le tutorat où le professeur « s’efface », laissant sa place à un élève expert dont la mission est d’aider un camarade à être plus autonome.
Du pyramidal vers l’horizontal
Par conséquent, on veut changer le classique management pyramidal de l’EN, ce système qui « fonctionne sur un mode décisionnel « top-down », sur la base d’échelons hiérarchiques strictement déterminés3 [où] le manager dispose d’une autorité directe sur une équipe et a le monopole de la définition des missions et objectifs de ses membres. Il est en charge de la fourniture des moyens, de l’évaluation des performances et a une influence décisive sur la rémunération et l’évolution professionnelle de ses subordonnés ». (Angot, Meier, 1998)
Cette volonté de changement vient du monde de l’entreprise où de nouvelles formes allant vers l’horizontal sont en train d’émerger dans une logique de coopération très « tendance ». (Angot, Meier, 1998).
En un autre temps, c’est ce que Morin, dans La méthode : La Vie de la vie, appelait l’anarchie : « L’anarchie ce n’est pas la non-organisation, c’est l’organisation qui s’effectue à partir des associations/interactions synergiques […] sans qu’il y ait besoin pour cela de commande ou contrôle émanant d’un niveau supérieur » (Morin, 1980).
Un établissement agile ?
Nous pourrions donc nous demander si les établissements scolaires pourraient aller jusqu’à suivre le modèle de « l’entreprise libérée » ou « agile » (Badot,1998) où le système hiérarchique est remplacé par une structure plate, les collaborateurs s'auto-dirigeant dans un postulat de confiance. (Manager Go, 2018). Ce mouvement fondé sur des expériences d’entreprises veut sortir du taylorisme et du « management par le haut » en libérant les potentiels de chacun, favorisant l’épanouissement professionnel et la Qualité de Vie au Travail, augmentant la motivation et donnant du sens à l’action (Fornalik, 2016).
Si l’on veut pousser à la mise en parallèle de l’entreprise et de l’établissement scolaire pourquoi ne pas aller vers une « évaluation à 360° », comme c’est déjà le cas dans certaines entreprises ? L’enseignant devrait alors s’auto-évaluer puis comparer avec l’évaluation de ses pairs (collègues), ses élèves (et parents ?) et ses supérieurs hiérarchiques. Les résultats pourraient lui permettre d’opérer quelques changements organisationnels pour atteindre les objectifs qu’il se serait lui-même fixés. Ceci répondrait à l’idée de l’autonomie de l’enseignant. Cependant, si « le style transformationnel (participatif) a un effet positif sur l’implication dans le métier, contrairement au style transactionnel (style de relations très hiérarchisées entre la direction et les enseignants) » (Gaziel et Wasserstein-Warnet, 2005), sur le terrain, on observe une difficulté à mettre en place ces principes en gommant complètement le lien hiérarchique (Fournier, 2015). En effet, celui-ci demeure en toile de fond car le chef d’établissement a un rôle d’évaluateur : l’évaluation des enseignants change mais le contrôle est toujours présent : celui des inspecteurs (eux-mêmes cadrés) se double de celui du chef d’établissement (PPCR, Mai 2017). En fait, même si on oublie de le dire à l’enseignant naïf, la hiérarchie n’est évidemment pas abolie car on en conserve toujours au minimum deux niveaux : une personne dirigeante et en dessous d’elle, des nœuds hiérarchiques responsables de groupes (Santi, 2018).
Routine versus changement ?
Pour finir, envisageons la notion de routine en discutant la tendance trop systématique de l’opposer au changement.
Des « arrangements matériels »
De la même façon que l’organisation s’hybride plus qu’elle ne transmute, les aspects matériels résistent au changement permanent. Dans le domaine de l’infrastructure, le matériel change, et l’introduction du numérique dans la pédagogie étant le moteur du système, les pratiques changent aussi. Schatzki (2002) introduit dans l’étude des pratiques le rôle de ce qu’il nomme « les arrangements matériels » avec lesquels elles vont s’articuler pour former des « nœuds » ou ensemble de pratiques : « Dans le cas des pratiques éducatives mentionnées plus haut, ces arrangements matériels sont les tableaux, ordinateurs, fichiers d’étudiants, logiciels de programmation des cours articulés aux activités humaines. Les arrangements matériels ne sont pas simplement les supports des pratiques sociales, au contraire celles-ci incorporent aussi une dimension artefactuelle » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, 5).
Appuyons-nous sur un exemple : le tableau blanc interactif (TBI) est un outil qui permet au professeur de garder une habitude ancienne (une routine) en continuant d'écrire au tableau pour communiquer les informations à ses élèves. Il ne s’agit pas seulement de remplacer la craie par un stylet mais surtout d’offrir la possibilité de conserver une trace des différentes étapes ou du résultat final, ce qui représente un atout car cela permet de favoriser la réflexion et l’apprentissage. Cependant, il y aura aussi une conséquence sur le travail de l'élève. En effet, une fois passé l'attrait de la nouveauté, l’attention risque de s'émousser avec la prise de conscience que la ressource sera accessible plus tard.
Il en va de même avec la généralisation des Smartphones et du BOYD (Bring your Own Device) qui offrent la possibilité de prendre une photo du tableau ou d’une présentation projetée : que deviennent ces photos ? L’élève va-t-il vraiment faire l’effort de se les approprier et d’en mémoriser les idées importantes ou simplement d’en garder une trace susceptible d’être retrouvée plus tard alors qu’il sait qu’il pourra avoir accès à une information similaire, voire meilleure, à tout moment sur Internet ?
Cela met en doute la croyance déterministe des sciences de l’éducation que signalait Jacquinot-Delaunay en 2001 en parlant de « la trop forte tendance des travaux en technologie de l’éducation à s’alimenter à des postulats déterministes – l’innovation pédagogique par la modernité technologique – ». L’orientation actuelle qui est de penser que le « canal » (pour utiliser un terme ancien) des nouvelles technologies suffit à tout arranger (matériel performant - meilleur apprentissage - meilleurs résultats) montre qu’on s’accroche encore à ces idées.
La routine : frein ou pilier ?
Cela conduit à nuancer les approches que l’on a de la routine. Le terme est dépréciateur. La routine vient d’une « sédimentation d’expériences qui tend progressivement à combiner des champs de contraintes variables (coordination, temps, ressources matérielles, compétences, normes, etc.) » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, 42). Elle sous-entend l'inertie des pratiques sociales liées à certaines routines qui les stabilisent dans le temps (dispositifs matériels, savoirs, activités…) On la présente comme un frein, un blocage qu'il faut lever, un obstacle à l’évolution. Beaucoup sont rassurés par cette routine, ce qui peut expliquer la résistance à un changement vu comme « une rivière tumultueuse accidentée » (Bareil, 2016). Si les entretiens libres que nous avons mené pour notre étude ont montré qu’une majorité d’enseignants indiquent avoir changé leurs pratiques et être ouverts aux innovations, certains ont une attitude d’autoprotection et de refus lorsque qu’ils font face à une demande de changement organisationnel qui leur imposerait de modifier en profondeur une habitude qu’ils considèrent comme une norme ou un acquis (du plus simple - changer la disposition des tables dans l’espace classe - au plus complexe - collaborer, différencier ou travailler en interdisciplinarité -).
Cependant, une routine peut être positive : elle a des avantages car on peut la considérer « comme une démarche d’allégement de la charge mentale qui évite de “recalculer” en permanence les options » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013, 42) comme lister les activités, stabiliser le déroulement d’une séance, placer un cours au même moment de la semaine. Ainsi l’agenda est une tentative de routinisation qu’on ne peut éviter et il semble encore indispensable, aussi bien pour les enseignants que pour les élèves, même s’il est moins figé qu’avant et se modifie en temps réel grâce aux outils en ligne (Pronote ou ENT). De plus, « comme l’indiquent Røpke (2009) ou Shove et al. (2009), ce sont les pratiques qui façonnent le temps, plutôt que l’inverse, notamment en raison de leur dimension routinière » (DubuissonQuellier et Plessz, 2013, 39). Il parait donc licite de vouloir initier de nouvelles pratiques qui vont générer un nouveau temps.
Un changement routinier ?
Toutefois, ces pratiques sont appelées à devenir routinières pour « s’installer » et on oublie que le façonnage signalé ne peut être prévu à l’avance, donc que les personnes sont entrainées dans une fuite en avant incapable de prévoir les conséquences du mouvement. On brise la routine en la remplaçant par une obligation « immédiate » qui renvoie sur des oppositions, donc des blocages à venir et l’on ne peut que tomber dans la routine de l’opposition qui n’est pas une inertie mais une demande de précision et de cohérence.
Ainsi, la région Occitanie a doté en 2017-18 tous les élèves de 2nde des lycées qui ont obtenu le Label numérique d’un ordinateur portable neuf et performant. Cette initiative peut être saluée car elle a offert à tous les élèves les conditions nécessaires à leur réussite et à la réalisation des tâches que leurs enseignants leur donnent. Cependant, il est étonnant d’observer qu’aucun ordinateur n’a été prévu pour les chefs d’établissement, ni pour les professeurs (pas même ceux du Groupe de pilotage numérique supposés inciter leurs collègues à les faire utiliser à leurs élèves) et que les ordinateurs ont été distribués sans que les conditions d’organisations pratiques ne soient vérifiées : nécessité de wifi pour se connecter à Internet, à de nombreuses prises murales pour un chargement en classe, à des casiers pour les déposer à la pause méridienne etc. Même si ces problèmes vont être résolus, ils soulignent le paradoxe entre volonté institutionnelle et application sur le terrain car ces modifications de pratiques dus à un changement de matériels ne sont pas prévues dans le cahier des charges initial.
Un autre paradoxe surgit : n’y a-t-il pas maintenant une routinisation de cette demande de transformation, un « changement routinier », c’est-à-dire habituel, permanent et qui fait perdre l’enthousiasme de la nouveauté qui devrait l’accompagner ?
Finalement, dans les EPLE, des changements personnels et organisationnels importants ont été initiés ces dernières années, guidés par la volonté de chefs d’établissement ou d’enseignants désireux d’évoluer dans leurs pratiques mais aussi par des instructions officielles qui répondent à une pression sociétale. Cependant, notre étude démontre qu’il est souvent difficile de concilier les directives officielles et la réalité du terrain. On avance qu’en tenir compte freine les changements profonds voulus mais prendre conscience du contexte n’est-il pas nécessaire pour construire un système qui ne soit pas destiné à rester utopique ? Une vision à plus long terme qui renoncerait à croire que l’immédiateté permise par le numérique peut se retrouver dans des structures matérielles, une prise en compte de la spécificité des contextes (on applique des méthodes conçues pour satisfaire des clients dans un univers où il n’y a pas de clients, on oublie qu’un adolescent ne se prend pas en charge comme un adulte), la reconnaissance de la formation, de l’évaluation et des moyens et une meilleure communication accompagnée de plus d’assertivité de la part des dirigeants permettraient peut-être de lever certains paradoxes et d’obtenir une adhésion de la part des différents acteurs qui pour l’instant n’ont pas d’autre choix « que d’avoir le choix » selon l’expression de Giddens (Giddens, 1991, 80).
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VERAN J. P., RIVENALE S., BODILIS M. H. (2011), De l’emploi du temps aux emplois des temps : vers une approche globale du temps scolaire, Éditions Berger-Levrault
Notes
1 Le terme « Kalamazoo », antonomase de la société qui les fabriquait, désignait ces énormes cahiers à la couverture verte, qui présentaient côte à côte les trois bulletins annuels, celui du premier trimestre se trouvant à droite. Chaque enseignant devait attendre son tour pour pouvoir les remplir.
2 Les indications pour l’utilisation de la plateforme de formation M@gistère font allusion à ce droit à la déconnexion repris dans l'article 55, chapitre II, de la loi Travail du 21 juillet 2016, intitulé « Adaptation du droit du travail à l'ère du numérique ». Cependant, notre observation sur le terrain montre que parfois, le délai entre réception d’une information et exécution demandée n’est pas respecté. Par exemple, une demande ou une information reçue par mail en fin de soirée ne peut raisonnablement pas être appliquée ou connue le lendemain dans la matinée par un enseignant (de la même façon qu’un élève ne devrait pas recevoir de la part des enseignants des consignes de travail sur le cahier de texte en ligne un dimanche.)
3 Ministère - chefs d'établissements - professeurs - élèves